Le professeur Libéro Zuppiroli, un proche ami depuis plus de cinquante, vient de réagir à mes propos quelque peu provocateurs sur Erdogan. Il le fait à sa manière, toute en finesse en s’appuyant sur le témoignage rapporté par son épouse d’un procès en Turquie où elle y a assisté comme observateur international.
Vous trouverez ci-après le commentaire de mon ami, suivi de ma longue digression sur Erdogan, et d’une manière générale sur l’évolution de mon ressenti vis à vis de l’Occident. Je reste fidèle aux joutes intellectuelles que le Pr. L. Zuppiroli et moi avions initiées dans les années 1960.
Voilà ce qu’il écrit :
“Ta chronique concernant Erdogan me rappelle à quel point les opinions que l'on exprime sur un pays ou sur l'un de ses dirigeants dépendent de l'angle sous lequel on le regarde.
Ma femme Ingeborg Schwarz est allée cinq fois à la prison d'Ankara l'année dernière comme observatrice du procès de Figen Yüksekdag coprésidente du Parti démocratique. Ce parti représente en particulier les intérêts de la minorité kurde de Turquie, mais pas seulement puisque Madame Yüksekdag n'est justement pas kurde. Ce parti n'est pas sécessionniste, mais revendique une certaine autonomie pour la minorité kurde, en particulier le droit d'apprendre et de parler sa langue.
Je passe sur les difficultés qu'a rencontré Ingeborg pour remplir sa mission et sur les détails de cette grave accusation totalement montée.
De fait, Erdogan a réduit l'indépendance de la justice et la liberté de la presse à néant. Sans compter le parlement qui ressemble à s'y méprendre à celui de Macronie. Ingeborg a pu vérifier directement tout ça. J'ai connu en outre des universitaires turcs, hommes et femmes, qui furent contraints de quitter leur poste et de fuir le pays dans des conditions vraiment dramatique. Toi qui es un penseur et même un penseur Don Quichotte, Dieu sait ce qui t'arriverait si tu écrivais tes chroniques depuis Istanbul.
Bref la vision géopolitique surplombante fait peu de cas de ces problèmes intérieurs. Je ne suis pas certain que la situation économique de la Turquie d'Erdogan soit aussi bonne que ce que tu dis. La récente élection du maire d'Istanbul semble montrer le contraire et quand il ne réussissent pas dans le domaine économique, les autocrates ont tout intérêt à faire agir la fibre patriotique en fomentant des guerres. Là encore la comparaison avec Macron s'impose.
Enfin n'y a-t-il pas un accord militaire entre Israël et la Turquie, ou bien je retarde ?
Très amicalement,
Libero
Ma réponse :
Merci pour ton commentaire. Il m’interpelle sur plusieurs points. Tout d’abord le très controversé Erdogan est la toute dernière personne que je qualifierai de démocrate. Rien dans son autoritarisme ne le prédispose à porter ce label. Encore qu’il existe des observateurs, et pas des moindres, qui soulignent son attachement à la démocratie des urnes. Un attachement facile et sans conséquence pour lui, vu le formidable réservoir de voix dont il dispose dans le pays. La perte de la mairie d’Istanbul a été largement instrumentalisée pour asseoir cette image. Ces mêmes observateurs conviennent qu’il n’a aucune fibre démocratique hormis l’acceptation du vote pour l’accès au pouvoir. Là, nous sommes face à une immense imposture car la démocratie par l’urne a montré ses limites et produit parfois des effets dévastateurs dans certains pays (jusqu’aux Américains qui se sont retrouvés avec des Bush et des Trump, mais c’est un autre débat).
Comment se fait-il que Erdogan, en l’absence de toute inclination démocratique arrive à recueillir l’adhésion d’une majorité de Turcs ? Certes les dictateurs sont rarement aimés, mais souvent craints. D’ailleurs c’est leur but premier, d’où le recours systématique à la force. Au risque de déplaire au grand nombre, je soutiens que Erdogan inspire la crainte, voire la peur, mais il n’est pas détesté par une majorité de Turcs. J’y vois plusieurs raisons à cela !
La première que j’ai mentionnée dans des écrits antérieurs, relève de la maturité des Turcs. Instruits par les tragiques épisodes qui ont mis à feu et à sang les pays du Moyen Orient après la chute de leurs dictateurs, ils ne veulent pas exposer la Turquie à la férocité de la vindicte occidentale. Ils ne veulent pas se retrouver dans la situation des Irakiens par exemple qui aujourd’hui regrettent l’époque Saddam*. Oui, les Turcs étaient assez matures pour avoir su déjouer le coup d’état de juillet 2016 pour épargner à leur pays une dévastation à l’identique de ce qui s’est passé dans le reste de la région.
Les millions de morts, de blessés et de déplacés au Moyen Orient n’ont soulevé aucune émotion en Occident. N’étaient-ils pas tous musulmans ? Depuis les croisades la haine de l’Islam est à ce point fossilisée dans l’inconscient occidental que tout acte dirigé aujourd’hui vers ces contrées musulmanes se mesure à l’aune du mal qu’il doit causer. Et plus le mal est gros, mieux ça vaut !
Jusqu’à un passé récent, seule une partie de l’intelligentsia musulmane ressentait la menace qu’une majorité d’occidentaux fait peser sur l’Islam. La vengeance, mise en sourdine pendant des siècles, ressurgit avec la violence d’un choc tectonique provoquant le réveil d’un volcan qu’on croyait éteint. Maintenant le même ressenti se retrouve dans toutes les couches du monde musulman, car la menace est largement diffuse dans les médias qui se targuent d’être décomplexés y compris vis-à-vis des valeurs de tolérance prônées par l’Occident lui-même.
C’est quoi être décomplexé ? C’est une parole libérée de toute entrave pour faciliter l’insulte, l’injure et le mensonge. Une parole libérée qui devient aujourd’hui la voix claironnante d’un racisme newlook. Ils croient avoir libéré la parole, mais en fait ils l’ont lesté du poids infamant de la haine.
La passivité coupable de l’intelligentsia occidentale face à ce climat délétère de haine laisse penser que Erdogan sera là pour longtemps, très longtemps. La menace extérieure est son meilleur atout, le pays faisant corps avec lui tant que le danger persistera. Nul ne se posera la question de savoir si Erdogan est un démocrate ou un dictateur tant que pour le Turc il est d’abord un patriote.
L’Occident a réussi avec maestria la dévastation de contrées entières dans la région, mais en Turquie il butte, non sur Erdogan, mais sur le citoyen turc. À chaque coup de boutoir, ce citoyen a su faire preuve de retenue et de sang froid. On l’a vu lors de l’arrivée massive de 3,5 millions de réfugiés syriens, à l’attaque en règle de l’Administration Trump contre la Livre turque et qui a causé des dégâts incommensurables à l’économie.
Mais dans le subconscient collectif turc, revient en permanence l’irrédentisme kurde qui représente la mère de toutes les menaces. Cet abcès de fixation voulu et entretenu par l’Occident est le meilleur angle d’attaque contre la Turquie. Il y a un peu plus de deux ans, Bernard-Henri Lévy**, grand théoricien et stratège du sionisme international, a publié un livre «l’Empire et les cinq Rois » que j’avais commenté à ce moment dans un article intitulé «Feuille de route pour les guerres du future » (à lire en cliquant sur le lien : https://web.facebook.com/NouveauDonQuichotte/posts/463979217721586?__tn__=K-R ).
Pour ce héraut de la haine, arborant avec ostentation sa chemise immaculée, comme naguère les Rois d’Armes portaient leur tabar au Moyen âge, il est plus qu’évident que la destruction de la Turquie est une nécessité absolue pour le succès du sionisme.
Qui entretien alors Erdogan sur son trône, la haine de l’Occident ou le désir de survie d’une nation ?
Abdelahad Idrissi Kaitouni
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*Il y a une littérature qui se fait jour en Irak à la gloire de Saddam. Il a joué à ‘qui perd, gagne !’ Il a tout perdu, mais il est en passe de gagner la...postérité.
**Je sais que tu n’as aucune estime pour le personnage, mais ce n’est pas un raison pour sous-estimer son rôle éminent dans les instances sionistes. Au-delà du philosophe de pacotille, il reste un redoutable manipulateur des idées et un influenceur décisif des médias.
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